"Le processus de co-création" Noël Belmondo, Musicien compositeur, Valence (France)
Une quinzaine d'années avant de travailler pour et avec Caroline Schlenker sur les deux pièces de théâtre (Looking for Sam en 2010 et Savage/Love en 2013), j'avais déjà mis en musique des poésies d'écrivains américains, notamment Jack Kerouac (32nd chorus, issu de Book of blues ; 129th chorus, issu de Mexico city blues) et Jim Harrison (16, issu d'After Ikkyu). Epris d'écrits de la Beat generation et de musique country-folk américaine, j'avais opté pour la transposition de ces textes (en langue anglaise) en chansons dans un style épuré : la guitare acoustique serait l'instrument principal sur laquelle la voix se poserait. Viendraient ensuite s'ajouter des choeurs (pour obtenir des harmonies vocales) et d'autres instruments (guitares électriques principalement).
J'ai mis un an à composer la musique pour le projet For a broken heart (2009) du plasticien-vidéaste Christophe Galleron. Sur le thème personnel de la recherche d'un grand-oncle français ayant immigré dans l'Ouest américain (et disparu dans des conditions inexpliquées), cet artiste a écrit de nombreux poèmes en langue anglaise. Je les ai ensuite mis en musique, en rêvant, voire en fantasmant totalement la côte Ouest (puisque je ne connais des Etats-Unis que l'Est). Des photographies (notamment celles de Raymond Depardon dans Le désert américain), des images de films (Paris, Texas de Wim Wenders ; les westerns de Sam Peckinpah), les tableaux d'Edward Hopper, la liberté des textes de la Beat generation, des chansons de Johnny Cash ou de Lee Hazlewood, les bandes originales signées Ennio Morricone... tout me venait. Je pensais poussière, soleil aveuglant, chaleur, immensité.
A l'issue de ce projet, j'ai été ravi que Caroline Schlenker me contacte pour nous puissions travailler ensemble : elle souhaitait que je fasse l'habillage sonore pour une pièce de théâtre qu'elle allait mettre en scène, d'après plusieurs textes de Sam Shepard. Je connaissais et appréciais l'acteur, mais ne savais pas qu'il avait écrit autant de pièces de théâtre, de scenarii ou de poésies. J'avais sur un rayonnage de ma bibliothèque personnelle ses Motel Chronicles (Christian Bourgois, 1985). Avant même qu'elle ne me confie les écrits de l'auteur pour commencer à composer, j'ai alors relu cet ouvrage. Les vagabondages de Shepard en Californie et dans l'Ouest américain furent bénéfiques pour mon inspiration à venir. Contrairement à Kerouac, l'auteur a vécu sur ce territoire et ne l'a nullement rêvé. Il connaît mieux que quiconque les paysages, les habitants, les lieux...
Caroline Schlenker m'apprit aussi que Sam Shepard fut musicien-percussioniste, notamment pour ses propres pièces. Je ne sais pas si des enregistrements sonores existent. Je n'ai en aucun cas cherché à les écouter et me suis volontairement interdit de lire tout texte théorique ou analytique sur sa musique, bien que je sache qu'il privilégiait le rythme à l'harmonie. Cela aurait nuit à ma démarche. Je ne voulais ni être influencé, ni composer dans un hommage (ou une opposition) à ses créations sonores. Non anglophone (mon accent n'aura pas échappé à l'auditoire), je lis, écoute, chante et parle rudimentairement l'anglais. Je me suis alors plongé dans la lecture des textes, en langue anglaise, sans chercher à vouloir tout comprendre. La lecture à voix-haute m'a permis de prendre de la distance avec le sens premier du texte, du moins, celui que j'avais dans un premier temps perçu ou cru comprendre. Cela me permit aussi, et surtout, de repérer la musicalité, le rythme des textes, jusque dans les pièces de théâtre (ce qui n'est pas forcément évident quand on n'est pas de culture anglo-saxonne). Suivirent ensuite des lectures communes avec Caroline Schlenker. Avant chaque passage, évoquant des éléments biographiques, culturels et historiques qui m'étaient inconnus, elle me replaçait dans le contexte de l'écriture et celui du récit. Détaillant la psychologie des personnages, elle commençait à aborder ses envies sonores. Elle souhaitait que je m'imprègne et que je m'inspire des textes qu'elle avait choisi de mettre en scène, afin de créer une musique atmosphérique (et non "un fond sonore") sur certains passages et lors des transitions entre les différentes parties de la pièce.
Etant avant tout chanteur-chansonnier, je ne pouvais malheureusement pas répondre à sa commande en lui proposant d'emblée uniquement un thème sonore. J'aimais la musicalité et la poésie des textes. Il aurait alors été dommage de ne pas profiter de la richesse de ce matériau. J'ai ainsi opté pour la mise en chanson d'un texte, dans un mode proche d'un de ceux propres à la Beat generation : le cut-up. Je n'ai toutefois pas convoquée la dimensionaléatoire de cette technique. Ainsi, trois répliques issues de la première scène de l'Acte un de la pièce True west ont été utilisées dans la courte chanson True west. Les dialogues des personnages Lee et Austin furent réunis pour devenir un texte poétique (presque un haïku), qui serait chanté sur un tempo lent, dans une ambiance volontairement crépusculaire, avec peu d'accords. A mes oreilles, ces mots sonnaient comme une chanson déjà écrite :
He told me don't worry.
You don't have to say nothin'.
You going to be down here very long.
Les césures vocales (à mi-parcourt dans les deux premières phrases ; à la fin pour la dernière, plus longue) se sont imposées, comme évidentes, assez rapidement. La rythmique est principalement assurée par la voix, elle même mixée en avant. En fin de titre, en prolongement, dans un écho, sont répétés plusieurs fois de suite les mots "True west". Comme une invitation à entrer dans les autres textes et les chansons suivantes, la voix (presque murmurée) s'estompe en se fondant dans la musique à l'instrumentation économe (guitare acoustique, discrète guitare électrique et orgue d'église). Maîtrisant toute la chaîne de la réalisation musicale du projet (composition, instrumentation, arrangements, interprétation, prises de son, mixage, édition), j'ai alors pu décliner ce titre en différentes versions, dont certaines instrumentales. True west est devenu le thème principal de Looking for Sam, son fil conducteur. La couleur musicale et le rendu final plaisant à Caroline Schlenker, ne restait qu'à se consacrer aux autres textes. Sur ses indications très précises, mais avec une liberté de création sans limites, je me suis attaché à créer une ambiance particulière pour chaque partie de la pièce, afin de coller au plus proche des émotions et des sentiments des différents personnages : désoeuvrement, incompréhension, amour/désamour, colère, tension, solitude...
Nous fonctionnerions désormais ainsi : pour chacune des parties de la pièce, une chanson serait créée à partir d'un (ou de plusieurs textes). Cependant, l'intégralité du titre ne serait pas forcément diffusée sur scène et des versions instrumentales seraient produites. Les compositions et les enregistrements seraient réalisés dans une approche spontanée (en règle générale, les premières prises furent celles retenues au final). Afin de ne pas nuire au texte (quand bien même il serait coupé, transformé, recyclé), les compositions comporteraient peu de notes. Voix ou thème principal seraient mis en avant et ne sauraient être étouffés par les arrangements. Pour bien marquer les différentes ambiances, instrumentations et genres musicaux seraient variées : folk, rock, thèmes hispanisants (Spanish babbles) ou expérimentations sonores. La rythmique de l'instrumental Cough est, par exemple, entièrement assurée par des enregistrements de toux humaine. Les voix sont parfois distordues ou dissonantes (celles d'enfants sur Spanish babbles), dans des entrelacs de guitares évoquant volontairement le groupe new-yorkais The Velvet Underground (cher à Shepard), comme sur The way things are, un titre rapprochant alors les deux côtes américaines. L'idée que l'on puisse aboutir à un disque d'une dizaine de chansons commençait à devenir séduisante.
En ce qui concerne Curse of the starving class, conserver le monologue entier d'Ella (la mère expliquant à sa fille ce que sont les menstruations) fut nécessaire. Selon moi, il aurait été trop évident de demander à une femme de lire ce texte sur la partie instrumentale réalisée au préalable. Sur un tempo soutenu (mais sans recours à des instruments percussifs) et une rythmique folk classique, j'ai délibérément enregistrée ma voix (parfois en la doublant) en chantant ce texte. En ne le lisant point, cela permettait de dédramatiser le propos et de révéler la dimension presque comique du texte. Un léger arrangement dissonant d'harmonica souligne d'ailleurs cela en arrière-plan (on croirait entendre un enfant qui découvre cet instrument). En parallèle, une seconde version du titre fut enregistrée : sur un tempo plus lent et une orchestration composée d'instruments à vent, de cuivres et de piano, la voix est voulue plus solennelle. Elle reste néanmoins mélodique.
Le court texte poétique Terms of endearment fut très inspirant. Evoquant presque une petite comptine, deux options se profilaient : une sorte de berceuse, très calme, ou, à l'inverse, une chanson plus soutenue. Deux versions furent alors enregistrées. Elles commencent de la même manière : une voix douce chantonnant les mots emplis de douceur et d'amour ("What can I call you / Can I call you Honey / Or Sweetie pie / Can I call you My treasure / Or precious one ") sur des arpèges de guitare folk. En appui, une seconde guitare, électrique, légèrement saturée, avec un imposant son de résonance acoustique (reverb). Presque deux minutes ont été ajoutées à la version berçeuse pour obtenir une chanson épique, pensée comme une bande originale d'un western. Sur de discrets mais indispensables tambourins, les choeurs (nombreux, imposants, soutenus) et guitares évoquent volontairement les magistrales oeuvres d'Ennio Morricone. Un lointain piano soutient la rythmique finale sur une seule note, comme dans un arrangement pensé par John Cale (The Velvet Underground) quand il produisit The Stooges en 1969 (I wanna be your dog). Après une montée soutenue où la voix principale s'est faite plus affirmée et puissante, la tension retombe délicatement : le final fait alors écho aux arpèges initiaux.
Outre les volontaires clins d'oeil à The Velvet Underground, d'autres titres ont été envisagés dans un genre plus rock que le reste des thèmes. Babblesen fait partie. A cette époque Caroline Schlenker écoutait beaucoup Love in a trashcan du groupe The Raveonettes. Elle souhaitait alors que je réalise une chanson très inspirée par la bubblegum music et les girls bands pop produits dans les années 60's par Phil Spector. Le rythme de batterie est un sample du groupe américain The Nerves. Mixée très en avant, la partie de basse permet à des guitares incisives de créer un solide lit rythmique pour la voix féminine. Une immense lattitude lui est laissée : parfois proches d'onomatopées, les textes de Babble 1 et Babble 2 seront alors égrainés, déclamés.
Pour Savage/Love, seconde pièce mise en scène par Caroline Schlenker en 2013, à l'exception d'un titre (une variation chantée du standard de jazz The thrill is gone), les 13 morceaux sont instrumentaux et ont été co-composés et co-réalisés avec un second musicien (Rémi Poncet). La commande était claire dès le départ : la nouvelle bande sonore s'inspirerait et recyclerait ce qui avait été créé et utilisé dans la précédente, sans que cela ne soit trop perceptible.
L'ossature de chaque titre est issue d'une ou de plusieurs pistes sonores auparavant enregistrées lors des sessions de Looking for Sam. Sur un fragment musical, un thème, un son singulier, une pulsation rythmique ou même un souffle, furent ajoutés d'autres sons provenant de différents instruments (trompettes et piano notamment).
Au final, chaque titre est une pièce sonore à part entière qui s'inscrit dans une ambiance cohérente très étouffée, ouatée et expérimentale. Certains passages évoquent alors Satie, Badalementi, The Velvet Underground ou encore Labradford. La poussière de l'Ouest américain semble bien loin. Bien que provenant d'un matériau commun, le résultat final est aux antipodes des chansons et des instrumentaux du premier spectacle. C'était ce que souhaitait Caroline Schlenker.
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